Avant Bradley Manning et avant Edward Snowden, il y avait eu Daniel Ellsberg.
Dans les années 70, cet ancien haut-fonctionnaire et analyste militaire avait révélé, dans une affaire baptisée depuis les « Pentagon Papers », que le gouvernement américain intensifiait délibérément la guerre du Viêt Nam alors qu’il avait promis de faire le contraire.
Ce même Daniel Ellsberg vient de prendre sa plume pour défendre ceux que l’on appelle désormais les « donneurs d’alertes » et revenir sur l’affaire PRISM. Son texte, publié par le journal Le Monde, est à la fois radical, engagé et nuancé.
Radical car pour lui, « il n'y a jamais eu dans l'histoire américaine de fuite plus importante que la divulgation par Edward Snowden des programmes secrets de l'Agence de sécurité nationale américaine ».
Les révélations d’une cybersurveillance sans réel contrôle de la part d’une institution légale reviendraient purement et simplement à « un "coup d’État de l'exécutif" contre la Constitution ».
Pire, l’absence de débat au Congrès, alors qu’il était informé, montrerait « l'état misérable, dans ce pays, du système des contre-pouvoirs ».
Les États-Unis auraient-ils tourné le dos à leurs valeurs ? Daniel Ellseberg ne le croit pas, même si pour lui les amendements qui protègent les citoyens d'une intrusion du gouvernement dans leurs vies privées seraient quasiment du passé.
« À l'évidence, les États-Unis ne sont pas aujourd'hui un État policier », écrit-il. Mais laisser des structures espionner ses propres citoyens sans réel contre-pouvoir serait un danger que la démocratie ne pourrait pas se permettre.
Le haut fonctionnaire ne remet pas en cause la nécessité d’un « Secret-Défense ». Mais pour lui, ni Bradley Manning, ni Edward Snowden (ni lui) n’auraient divulgué d’informations de cette nature. Au contraire, la conscience démocratique d’Edward Snowden aurait fait qu’il « s'est engagé à ne pas divulguer la plus grande partie de ce qu'il aurait pu révéler ».
Daniel Ellsberg en 1971
Pas de remise en cause du Secret-Défense donc, mais Daniel Ellseberg n’accepte pas que la raison d’État puisse être évoquée pour couvrir des programmes qu’il qualifie d’« anticonstitutionnels ».
Et de citer un sénateur démocrate, Franck Church, qui dès les années 70 avertissait que des agences aux moyens puissants (dont la NSA) qui agiraient en dehors du cadre de la loi plongeraient le pays dans « des ténèbres d'où l'on ne revient pas ».
« Cela est désormais arrivé », affirme Daniel Ellsberg. NSA, FBI, CIA disposeraient aujourd’hui avec les technologies numériques « de pouvoirs de surveillance dont la Stasi n'aurait guère pu rêver […] Edward Snowden révèle que ladite communauté du renseignement est devenue the United Stasi of America ».
Derrière ce pessimisme et ses formules chocs, l’ancien haut-fonctionnaire montre aussi une certaine forme d'optimisme dans cette affaire PRISM. « La manière qu'a Edward Snowden de mettre sa vie en jeu pour que ces informations soient connues de tous [est] une possibilité inespérée de traverser ces ténèbres et d'en réchapper ».
L’ingénieur système, et avant lui Bradley Manning, sont pour Daniel Ellsberg des exemples de consciences individuelles, de responsabilité civique et de patriotisme qui vont certainement inspirer d’autres citoyens qui travaillent de près ou de loin sur une autre « activité dangereuse et anticonstitutionnelle ».
Certains font cependant remarquer que la fuite d’Edward Snowden risque de compromettre ce rôle de modèle. Son périple (Chine, Russie, Venezuela) et son exil en Équateur (s’il est avéré) seront certainement utilisés par ses détracteurs pour le présenter comme un traitre à la Nation, réfugié dans des pays ennemis des États-Unis. Une vision du « donneur d’alertes » à l’opposé de celle de Daniel Ellsberg.
Daniel Ellsberg qui, pour avoir livré 7 000 pages de textes et d'analyses secret-défense au New-York Times, avait subi une entreprise de discréditation.
Cette action de dénigrement - en plus des poursuites pour « vol, conspiration, espionnage et utilisation illégale de biens gouvernementaux » (les mêmes chefs d'accusation que ceux retenus contre Edward Snowden) - avait même été classée hautement prioritaire par Richard Nixon.
Il parait que l’Histoire ne se répète jamais. Mais que des fois, elle bégaie ?
Daniel Ellsberg, Crédit Photo : Mill Valley Public Library
Source : Le Monde
Et vous ?
Pensez-vous que les « donneur d’alertes » vont se multiplier ?
Ou que la lourdeur des sanctions et des moyens pour les retrouver vont au contraire les démotiver ?