Malgré les charges répétées – et souvent assez lourdes - contre le secteur publique, les politiques et l’éducation nationale, personne n’avait jugé bon de « nourrir le troll » du PDG de Free.
Tout se passait le plus calmement du monde.
Et sur la scène, les trois anciens du groupe Ionis, recrutés pour lancer la nouvelle école, affichaient leur enthousiasme serein. Ils ne se privaient pas, au passage, de tacler leur ancienne institution pour bien montrer que le projet de Xavier Niel était une révolution bien différente de l'Epitech ou de l'EPITA.
Parmi eux, Nicolas Sadirac, ex-Executive Director de l’Epitech, nouveau Directeur Général de 42.
Nicolas Sadirac, Floriant Bucher, Kwame Yamgnane,
trois anciens de l’Epitech débauchés par Xavier Niel
Tout se passait bien donc jusqu’à ce qu’un interlocuteur surprise ne prenne la parole. « Bonjour, je suis Patrice Dumoucel, lance la personne qui, au milieu des questions des journalistes, avait demandé le micro, je suis le fondateur de l’EPITA ».
Sur scène, les sourires se figent.
Le nouveau directeur de 42, Nicolas Sadirac, semble instantanément comprendre ce qui va se passer.
Dans l'assistance, la presse – dont certains représentants s'étaient un peu endormis – sort ses stylos et ses cahiers. Les têtes se lèvent.
« Je vois avec vous trois élèves de mon établissement… Dont Nicolas Sadirac, lance Patrice Dumoucel. Vous ignoriez que c’était un cancre puisqu’il a été viré puis repris à trois reprises. N’est-ce pas Nicolas ? ». Le Directeur de 42 encaisse ce coup au ventre, un coup donné sur le ton de l'humour en écho à la discussion qui tournait quelques minutes auparavant sur l’avenir des jeunes en échec scolaire.
Le fondateur de l'EPITA s'adresse ensuite à Xavier Niel. Pour lui, rien de révolutionnaire dans 42. Au contraire. « Ce que vous décrivez me comble dans la mesure où je retrouve tous les fondamentaux que j’avais essayés de mettre en place il y a maintenant 30 ans… ». Rien de nouveau donc. Et surtout un danger pour ses futurs élèves. « Vous évoluez que vous le vouliez ou non dans un système français qui intègre des diplômes, des homologations. Vous indiquez former 1 000 jeunes. Soit. Sans leur donner de titres certifiés. Concrètement, vous ne leur permettez pas de rentrer dans les conventions collectives françaises », accuse Patrice Dumoucel.
Avant de se ré-intéresser à son ancien poulain, à qui il réserve sa deuxième cartouche.
« Des établissements novateurs comme le vôtre, comme l’EPITA aussi – pardonnez-moi Nicolas de le redire… - il en existe depuis fort longtemps, poursuit-il. Comment allez-vous collaborer avec des structures qui proposent des formations gratuites comme ETNA (N.D.L.R. : certifié par l’État au contraire de 42), dont je suis également créateur… comme vous le savez Nicolas ». Nicolas Sadirac esquisse un sourire en coin, entre gène et colère contenue.
« En dernier lieu, comme je suis venu en toute amitié vous apporter la contradiction – et la bienvenue – j’aimerais vous rappeler que prendre des jeunes dans des conditions d’évaluation universitaire spécifique, c’est faire des choix d’ouverture, des choix de folie aussi… Toujours vous Nicolas, que je connais bien, je vous ai admis - vous le savez fort bien - alors que vous aviez un profil extrêmement spécifique… Et je ne le regrette pas. La preuve ? Vous êtes là ». Le sous-texte tient en un mot. Il est dévastateur. « Ingrat » semble accuser Patrice Dumoucel.
Le fondateur de l'EPITA décoche alors sa dernière flèche. Toujours en réponse au lancement de 42. Toujours en direction de son ancien protégé.
Le débat le plus intéressant de toute la présentation (et de cette passe d'armes) était d'ailleurs là. Quelques minutes auparavant, Xavier Niel et ses nouveaux collaborateurs expliquaient, en substance, que leur enseignement serait pragmatique. Pas de superflus ou d'inutile pour faire bien. Pas de cours de culture générale classique, bien trop académiques. Pas assez révolutionnaire.
Un point qui a fait bondir l'ancien dirigeant de l'EPITA. « Il n’empêche que la culture générale, pas au sens littéraire nécessairement, au sens de l’ouverture sur le monde, est d’un des éléments que l’on rencontre dans l’enseignement supérieur depuis plusieurs siècles… En fait depuis Montaigne…, analyse-t-il. Je vois mal comment il peut y avoir création sans ouverture sociale et culturelle, sans apprentissage des données politiques, des données littéraires et des données scientifiques. Loin de moi l’idée de faire l’apologie des prépas traditionnelles – je les ai réfutées – mais en revanche, la culture et l’éloge de la différence font partie des éléments fondamentaux ».
Et d'enfoncer le clou. « Comment comptez-vous le faire si votre sélection s’appuie uniquement sur des évaluations automatisées qui excluent toute appréciation personnelle. Et comment comptez-vous avoir cette créativité avec des jeunes que vous allez prendre bon an mal an à la sortie du Bac, et qui n’auront pas le temps de se former en 3 ans pour apprécier ce qu’est la culture ; et donc de comprendre le fond des problématiques auxquelles ils vont être confrontées ».
Xavier Niel se lève. « Je vous remercie de votre présence, lâche-t-il, je suis ravi qu’on vous ait invité… ». Volonté de montrer une ouverture d’esprit ? Pic contre son service de presse de ne pas l’avoir prévenu ? On sent le Président de Free agacé.
Très professionnel, sa contre-attaque est sans somation.
Au manque culturel dont il vient d'être accusé, il oppose la dimension sociale de son projet. « Il y a quelque chose que je trouve scandaleux, c’est qu’à partir du moment ou l’école devient un business, cela ne marche plus. C’est tout le contraire de ce que l’on souhaite faire ». Puis endossant le manteau du chevalier blanc, il rend la monnaie de sa pièce à l'ancien dirigeant de l'EPITA : « ces écoles privés font un peu de social sur le coté pour faire beau, mais elles n’ont qu’une finalité : gagner de l’argent et enrichir des gens […] Certaines écoles privées s’adressent à 15 % de la population, nous à 100 % ».
Patrice Dumoucel souhaite répondre. Le dirigeant de Free coupe court. « On n'est pas là pour faire un débat, je pense qu’il y a d’autres questions ».
Effectivement. La question suivante concerne l’enseignement de l’informatique à l’école et au collège. Xavier Niel fait retomber la pression en blaguant sur le langage Logo.
Mais Nicolas Sadirac, habillé pour l’hiver d’un costume de Judas-Cancre par son ancien mentor auto-proclamé, n’a pas l’intention de laisser passer.
Son nouveau patron lui passe la parole pour répondre à la journaliste. Il saisit la balle au bond. « L’informatique c’est une autre façon de penser, comme le disait Steve Jobs. La culture est plurielle. La culture numérique c’est aussi une culture ».
Et de lâcher sa bombe contre un Patrice Dumoucel, qu'il présente vieillissant et ringardisé, dans un monde en plein mouvement. « Aujourd’hui, on a une autre culture, qui est celle des Geeks. C’est elle qui a inventé Facebook, Google, etc. C’est vrai que Montaigne c’est sympa. Mais c’était quand même il y a un petit moment ».
Certes. Le XVIe siècle commence à dater. C'est vrai. Mais quoiqu'on pense de ce débat (peut-on former de bons développeurs sans culture classique), force est de constater que Paul Valéry séparait enseignement et ouverture sur le monde avec un peu plus de classe lorsqu’il écrivait dans "Propos sur l'intelligence" : « le diplôme est l'ennemi mortel de la culture ».
Mais il est vrai que Paul Valéry, aussi, « c’était il y a un petit moment ».
N.B. Le Groupe IONIS et l'EPITA rappellent que Patrice Dumoucel n'a plus aucun lien avec le groupe et l'école (qu'il a revendue en 1994). Patrice Dumoucel souligne lui aussi qu'il parle uniquement en son nom propre et en aucun cas au nom de l'EPITA.
Source : La passe d’armes commence à 44’15’’
Et vous ?
L’enseignement informatique peut-il (ou doit-il) se passer de cours de culture générale ?
Avez-vous eu des cours de culture dans votre cursus ? Était-ce une bonne chose ?
Que vous apporte la littérature, le cinéma, la musique ou vos connaissances économiques, historiques et politiques dans votre travail quotidien ? Quelque chose ou rien du tout ?
La culture générale est-elle un élément important que vous cherchez chez un candidat/collaborateur/ collègue/employé ?